Stéphane Crety est un auteur qui n’a pas sa langue dans sa poche. Son franc-parlé n’a d’égal que son talent, nous l’avons rencontré pour parler BD, Comics, de l’avenir de Masqué, de la condition d’auteur, de BD et de ses pairs.

Salut Stéphane, merci pour cette interview exclusive pour Comics Place.

Comics Place : Première question : il est sympa Guy Delcourt ?
Stéphane Créty : Guy n’est pas sympa. Guy est immanent. Il flotte , il lévite, il nous touche les écrouelles et nous lui relèchons les orteils en signe de soumission.

Masqué tome 4 sort le 3 avril, quel souvenirs gardes-tu de la collaboration avec Serge Lehman et Julien Hugonnard Bert ?
L’enfer. Mais le pire, c’est qu’en en redemande. La conception de ces 4 albums en un an et demi n’a pas été un long fleuve tranquille. Tant mieux, il n’y a rien de plus chiant que les longs fleuves tranquilles.

Comment un projet comme Masqué est-il accueilli par les libraires, les lecteurs, les autres éditeurs et le milieu de la BD Franco-Belge qui publie depuis 10 ans des hersatz de Largo Winch, des BD de papa, et des BD « gros-nez » ?
Tu es mauvaise langue, va te laver la bouche au savon noir. Non, plus sérieusement, la france est le seul pays à offrir une telle pluralité d’ouvrage de bd. Ce foutu pays s’ouvre à toutes les influences et c’est tant mieux. Maintenant, si il y a conservatisme, c’est du côté du lectorat. Pour en témoigner il suffit de regarder le top ten des ventes, et l’on distinguera que les 3 quarts des heureux élus sont des bds nées il y a plus de 20 ans. Tout à fait honorable, mais désespérant quand on essaie d’impulser de nouveaux courants, ou plus modestement, de nouveaux projets…..

Oui mais le succès Largo Winch et ses copains financent les premières BD, et aussi les tiennes, en tout cas au début. Largo Winch c’est un peu le CNC du livre ?
Oui. Au moins, eux, ils font leur boulot. Le CNL, c’est comme le reste, ça choisi qui on aide, avec un barème digne des républiques bananières. Plus tu as eu de succès, plus tu touches. Si tu arrives avec des yeux de lapin pour proposer un projet mainstream, tu peux remballer. Les institutions, les corps établis, presses et autres relais se sont choisis une bd, le roman graphique. Le reste n’est pour eux que le stade anal du medium. Donc, gratter à ces portes, c’est se promettre des jours de déprime. Heureusement que des mecs comme Van hamme et consorts participent directement ou indirectement au financement des jeunes auteurs. Heureusement.

Tu sors entre 2 et 3 BD par an, où est garée ta Bentley ?
Derrière mon Alfa Roméo Gtv Turbo 210 chevaux qui écrase les cyclistes et autres malandrins qui ont l’imprudence de se foutre sous mes roues. j’aime l’argent, c’est d’ailleurs pour cela que je fais ce métier. Je méprise tout le monde, et surtout les possesseurs de Renault Scénic.

Après la polémique sur le salaire des acteurs surpayés en France, depuis Angoulème on ne parle dans le milieu de la BD que des propos d’Aurélie Phillipetti et de la condition précaire des auteurs. Comment est-ce que tu te situe dans ce débat ?
Tout en bas. Notre chère Aurélie est comme on dit communément, à côté de la plaque… mais, je la rassure, elle n’est pas toute seule. Parcourir le net est très instructif sur la méconnaissance, qui n’est en soi pas un défaut, mais qui est souvent le terreau du grand n’importe quoi, comme on a pu le voir récemment sur ton divin site. On enfile conneries et contre vérités comme d’autres enfilent les perles, avec un aplomb qui provoque l’admiration. Comme dit précédemment, on peut ignorer les us et coutumes du métier d’auteur de BD (ce milieu est resté très longtemps secret, de peur de mettre au jour les affres et les difficultés quotidiennes). A présent, la parole se libère, et c’est bien. Il y a là un commencement de début de conscience globale. et c’était pas gagné avec ce milieu de nombriliste ombrageux.), mais avant de pérorer, de donner des leçons de vie, et de parcours professionnels, on s’informe…

Que conseillerais-tu à un jeune auteur qui débute ?
De choisir d’être éditeur. Ou chauffeur de camion. C’est plein d’avenir. S’il insiste pour faire auteur, de se débarrasser de toutes prétentions, de se gonfler l’entrejambe à l’hélium, parce qu’il va en avoir besoin. Personne ne l’attend, personne ne lui fera confiance, seuls ses petits doigts musclés feront de lui ce qu’il a en friche en soi. Ne pas croire que seuls les pistonnés signent, on est jugé sur sa valeur, réelle, ou potentielle. Je lis beaucoup d’interventions sur le net d’auteurs non publiés, qui ne cessent de beugler sur « ces éditeurs qui publient des tonnes de merde et qui me refusent, moi, avec mes crobards à 2 balles ». Un minimum d’abnéguation, un minimum de remise en question répondraient à leurs interrogations. On ne couche pas pour être publié, on ne fait pas marcher l’entre gens. Ce milieu difficile a ça de sain qu’il ne juge que sur la valeur réelle. Les baudruches, les brasseurs de vent signent un album, et disparraissent avec le ressac. Etre auteur, c’est non seulement savoir dessiner, c’est aussi savoir mettre en scène, c’est aussi être pro et régulier, savoir construire la confiance, savoir gérer sa compta et sa carrière, faire des choix risqués. Il n’y a pas de maternage, pas de demi mesure. On prend un risque, réel, cruel, mais c’est le prix à payer… et c’est insupportable de voir des gens qui ont renaclé devant l’obstacle, nous donner des leçons de conduite sur la manière de faire ce métier, la manière de mener notre vie professionnelle. Qu’ils s’attachent à régler leur propre contradiction avant de nous chantonner leur certitude à l’oreille.

Y-a-t-il une suproduction en France ? Quel serais ton conseil pour changer les choses ?
Longtemps, j’ai nié cette réalité, la surproduction. Tout d’abord, parce que je suis un enfant de cette surproduction, j’ai accédé à ce métier parce que des éditeurs ont ouvert grand les vannes de leur catalogue. Il m’est difficile, du moins moralement, de vouloir fermer la porte derrière moi. Secundo, parce que j’y participe gaiement actuellement, avec mes multiples actualités annuelles. maintenant, si il y a surproduction, c’est selon moi pour des raisons diverses et variées : le lectorat dans sa globalité a stagné en proportion. La bd s’est tapi dans son coin, n’a eu aucune politique volontariste de conquérir de nouveaux lecteurs, la franco belge s’est racorni autour de ce même groupe de lecteurs, vieillissant, qui a découvert la bd dans sa jeunesse, et qui à présent a les moyens d’acheter des albums à plus de 100 balles en franc constant. Ce lectorat traditionnel, on l’a pressuré, on lui a refilé des albums grand format, des Xlibris, des tirages de tête, tout ce qui pouvait lui faire sortir l’argent de sa poche. Ensuite, des édieturs sont nés par la surproduction, selon un schéma économique complexe que je résumerais par le terme de système de cavalerie… en gros, le fond de caisse des éditeurs était l’avance faite par les libraires (un libraire paye les ouvrages qu’il commande et se fait rembourser les invendus.), les remboursements des invendus étant suppléés par les avances des albums suivant.

Les marges bénéficiaires ne sont plus liées aux ventes, mais à la distribution, qui se moque bien de ce qui est transporté, du moment qu’il transporte. En gros, qu’importe ce qui rempli le tuyau, c’est le tuyau l’essentiel. Il y a bien d’autres raisons qui ont participé de cette surproduction. Pour ce qui est des effets, on se les prend en pleines dents en ce moment.

La ventilation (et la décroissance moyenne des ventes par album) des ventes, a provoqué la paupérisation des auteurs dans leur globalité. Effet pervers d’un système, toute la structuration « sociale » d’un auteur est calibrée sur ses revenus… accès à la protection sociale, à la retraite, etc… sont basés sur un plancher de revenu annuel à dépasser… si ce n’est pas le cas, adieu couverture sociale, bonjour CMU. C’est la triple peine… d’où une certaine tension actuelle.

Les solutions ? Si j’en avais, je serais ministre et je distribuerais des médailles au premier venu…maintenant, nous sommes tous solidaires d’un système, auteur-éditeur-libraire-etc…le peu que l’on peut réclamer, c’est que chacun des intervenants de cette économie soient sollicités lors des grands conciliabules… Les auteurs en ont plus qu’assez du paternalisme de bon aloi. Ils sont maitres de leur destin, pas des pions que l’on bouge à l’envie.

Marvel offre ses titres en version tablette parce que ca ne prend pas. Crois-tu à l’avenir de ce média ? Si non quel est l’avenir de la BD ? Tu crois au Crowfunding en France (qui tarde à prendre de l’ampleur) ? Quand on voit des auteurs américains qui lèvent $250 000 pour produire une BD, ca fait rêver, non ?
Là, je suis aux limites de mes connaissances. Je ne sais. Dans le net et ses diverses alternatives, beaucoup voient une porte de sortie pour échapper aux diktats des éditeurs. Mais là, aussi, le tri se fera, et sur des bases qui ne sont pas non plus idéales…je ne crois que modérement aux « commandes » de lecteur…en tant que lecteur, j’aime etre surpris. Le lecteur n’est pas le donneur d’ordre, ce n’est pas lui qui doit définir les contours d’un projet, mais les auteurs. L’acte de créer n’est pas un acte démocratique. C’est une dictature du goût, des valeurs, des options des auteurs.

Pour ce qui est de l’avenir de la bd, que dire… ce medium ne disparaitra pas, il est, que l’on veuille ou non, une part intrasèque de la culture populaire de ce pays. Que sa forme, sa définition économique se module, c’est le cas actuellement… ça grince, il y aura des morts sur le bas côté, mais cela se fait.

On passera par la tablette un jour ou l’autre. Seul les conservatismes de ce lectorat susmentionné, attaché à l’objet livre font que cela traine. Conservatisme aussi des auteurs, mais c’est un problème générationnel. Une fois que notre génération fera place à la suivante, tous ces conservatismes sauteront sans qu’on y fasse plus attention que cela. Il y a, dans la jeune génération, une notion de normalité dans l’acte virtuel, dans l’acte informatique, et la question de la tablette n’est même pas sujet à débat. Il n’y a que les vieux cons comme moi pour y voir un sujet à stress. Les gamins regardent nos habitudes comme celles de vieilles badernes surannées. Mes gosses lisent leur manga sur tablette. L’idée d’avoir des bouquins empoussiérés , et entassés sur des étagères Ikéa, ça les fait bidonner.

Penses-tu qu’il faille comme aux USA faire payer les dédicaces ?
La dédicace, dans le contexte est la plus grosse blague de ce métier, et j’y participe. Beaucoup pense que c’est de la promo et que cela aide à vendre des albums. Ce qui aide à vendre des albums, surtout dans lec ontexte actuel, c’est de rapprocher les dates de parution entre 2 albums, non pas de perdre son temps dans les trains et les avions, et se saouler pendant 3 jours aux frais de la princesse. La rencontre avec le lecteur, vas tu me dire ? Peanuts ! quand on ne rencontre pas les mêmes (je n’ai pas de mépris pour ces personnes qui se lèvent aux aurores pour entamer la file d’attente. Ils sont ceux qui font vivre la bd. c’est le coeur du coeur. Leur comportement est juste un vaste champs de questionnement pour moi, tellement le fait d’attendre des plombes pour un croquis moche m’est étranger.). La rencontre se réduit à la portion congrue, des auteurs fatigués des nuits trop courtes et du débitage à la chaine de sketch, des lecteurs tout aussi fatigués. Rien n’est fait pour rendre ce moment convivial, des festivaliers qui n’organisent par leur espace pour l’attente, ne disposent ni chaise, ni boudoir, la dédicace se réduisant à dessiner pour une série de braguettes plus ou moins propres. Alors pourquoi la dédicace ? Pour moi, la principale motivation, la rencontre avec les auteurs, dont certains me sont chers. Et ce métier extrèmement isolant, les auteurs étant ventilés au 4 coins du monde, n’octroie que peu d’occasion de se retrouver tous ensemble, enfin. Maintenant, oui, je milite pour la dédicace payante, en prenant en compte l’ensemble des modifications que cela sous entendrait. Fini de glandouiller à l’hotel, fini de cuver dans les fauteuils, à notre charge les frais d’hébergement et la location de table, la dédicace devient prestation, et donc , cela sous entend du sérieux et de la rigueur de la part des auteurs. On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Toi et moi savons que dans le contexte du comics, la dédicace payante est un revenu non négligeable des auteurs. Et c’est pas comme si les auteurs européens croulaient sous l’argent.

Que penses-tu des fans qui revendent les dédicaces sur ebay ?
Emasculation, vasectomie… maintenant, j’en fais pas un cheval de bataille, si il y a des gens assez couillon pour payer cher des croquis moches, alors qu’il suffirait de solliciter l’auteur pour une commission à moindre prix et unique… ben, je leur souhaite que du bonheur.

Il est sympa Manu Larcenet ?
Connait pas..mais un mec aussi détesté ne peut qu’être sympa, enfin , selon mes critères.

Tu as bossé sur 2 épisodes de Star Wars Agent de l’Empire parus chez Delcourt, ca paye bien les comics ?
Non. Mais on s’en fout, c’est la Madeleine de Proust, on le fait parce que c’est le panard. On aurait bien persisté si Lucas n’avait pas revendu sa boite et par la même occasion sa parole donnée. Je me mets à la place de Darkhorse, qui a tenu à bout de bras cette licence, en en faisant quelque chose de solide, construit, pertinent, et qui se retrouve dindon de la farce. je pense à tous les gens de darkhorse, comme randy ou Freddie, qui ont bossé comme des tordus et dont le sort n’a pas pesé lourd dans la balance. Je pense qu’il y a des baffes qui se perdent.

Suite à ton experience chez Dark Horse, les lecteurs veulent savoir, as-tu d’autres projets pour le marché Comics ?
Pour l’instant, non. Pas que l’envie n’y soit pas, et j’ai un Julien qui me menace de mort si j’y renonce, mais j’ai posé des plannings( je suis vieux, les plannings, cela me rassure, cela calme ma femme, et donc, mes ulcères….) qui ont blindé les 2prochaines années avec du Franco-belge.Mais, mais….comme dit précédemment, je travaille vite, je produis beaucoup, je nourris l’obésité d’un marché intérieur. cette rapidité, elle fait partie de ma culture comics, de ma culture du périodique..et je n’ai pas fait mystère de mon amour pour le comics. On parle de choses, mais je ne peux figer cela à court terme. je n’ai pas le temps actuellement..et j’aimerais retrouver le plaisir de glandouiller dans mon canapé. Ces dernières années, j’en ai pas eu beaucoup l’occasion.

Et Masqué chez un éditeur US, c’est dans les tuyaux ?
Pas aux dernières nouvelles. Et c’est pas l’objectif. Enfin, pas le mien. Peut-être celle de l’éditeur. Les Usa ne sont pas pour moi un territoire à conquérir. J’aime les comics, je ne lis quasi exclusivement que cela, mais reste que la manière de fonctionner des éditeurs US, enfin des big two (Marvel et DC) n’est pas plus glorieuse que celles de nos éditeurs continentaux. Quand on voit comment ils bouleversent les équipes créatives à tout moment, on se dit que l’herbe n’y est pas plus verte.

Parle nous de tes projets BD à venir ?
Bon, allez, on lâche le morceau. On va entamer la prod de la 2eme saison de Masqué, avec Serge, et ce sur un dyptique. j’ai aussi le Sang du dragon à poursuivre avec un rythme d’un album l’an. Et d’autres choses qui se mettent en place. Plein de travail…..ma scoliose va connaitre une belle embellie.

Que penses-tu du dernier Yoko Tsuno ?
Que c’est super, que c’est top, mais que ce n’est pas pour moi. ça manque de slip au dessus du pantalon et de mutants.

Il est sympa Bastien Vives ?
Toi, tu cherches à me mettre en colère. Connais pas et je ne cherche pas le connaitre. je ne lis plus ses ouvrages qui me font entrer dans des transes extatiques de colère et de pulsion meurtrière.

Si tu pouvais étrangler une personne en particulier dans l’univers de la BD, ca serait qui (en sachant que la réponse pourra être retenue contre toi devant un tribunal) ?
Pourquoi, juste une ? C’est le moment d’élaguer la concurrence. Je vais te surprendre, personne en particulier. Je trouve que ce milieu, bordélique, foireux plus souvent qu’à son tour, est pourtant globalement assez sain… Il y a bien 2 ou 3 singularités qui détonnent et qui mériteraient qu’on les ramène sur terre, mais, moi, je les esquive. Ce métier a aussi comme particularité que tu choisis plus ou moins avec qui tu travailles, ce qui permet d’apurer ton environnement…bon, je secouerais bien un peu le Syndicat national des Editeurs, mais de là à les étrangler… pis, ils ont quand même une utilité , les éditeurs, hein…

Quelle BD tu lis en ce moment ?
Je lis assez peu de bd….heu, la dernière, je crois que c’est Chaos Team de Vincent et Ronan.

Quel Comics lis-tu en ce moment ?
Je viens de finir le Blackest Night, et j’ai en réserve la série des Earth 2… Ainsi que le dernier Scalped.

Quelle est la dernière merde que tu aies lu ?
Superior Spiderman… Dan Slott, mon dieu, qu’as tu fait ? Et Justice League période Johns-Lee… Le degré zéro de l’inventivité, un Lee qui ronfle au détour d’une planche, un Johns qui considère ses lecteurs comme des abrutis finis.

Qu’est-ce qui t’ennerve en ce moment ?
Les commentaires sur ton site… ça, cela m’énerve… Que des abrutis puissent avoir la prétention de nous dire ce que l’on doit faire, ça me donne des envies de tronçonneuse et de scie circulaire. Le courage de l’anonymat… Penser à la montagne d’intelligence qui a fallu pour créer le net et ses périphériques, et constater que tout cela est mis au service de la bêtise crasse… Oui… Une bonne tronçonneuse.

Merci Stéphane

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